26 Mars 2011
Fraîchement élu à la tête de la Guinée, grâce au savoir-faire d’Euro RSCG, filiale de Bolloré, Alpha Condé a donné, manu militari, la concession du port à… Bolloré
Il fait nuit noire sur le port de Conakry, capitale de la Guinée, le 8 mars dernier. A 21 heures, déboulent des camionnettes de gendarmes, mitraillettes à la hanche. Ils investissent les quais, les grues, les bureaux jusqu’à la villa du directeur de Getma international, la société française qui gère l’activité portuaire, en vertu d’une concession qui lui a été accordée en 2008. Trois décrets ont été signés coup sur coup par Alpha Condé, le nouveau président de la Guinée, élu « démocratiquement » après cinquante ans de dictature. Un décret de résiliation de la concession, un autre autorisant l’armée à intervenir, le troisième portant réquisition. Tous les salariés présents sont expulsés de force.
S’agit-il d’un acte visant à rendre au pays le contrôle du port, sa principale infrastructure ? Pas du tout. Deux jours plus tard, le 10 mars, le président signe un nouveau décret accordant une concession de vingt-cinq ans au groupe Bolloré, qui gère déjà les ports d’Abidjan (Côte d’Ivoire), Tema (Ghana), Cotonou (Bénin), Lagos (Nigeria), Douala (Cameroun), Libreville (Gabon) et Pointe-Noire (Congo-Brazzaville). Voilà donc l’empire africain de l’ex « petit prince du cash-flow » riche d’un nouveau territoire, d’autant plus prometteur que le pays, en jachère depuis un demi-siècle, détient les plus grosses réserves de bauxite, dont est tiré l’aluminium. Mais il y a aussi des gisements prometteurs d’uranium et de nombreux autres minerais…
La révocation et l’expulsion de Getma comme son remplacement par Bolloré ont été faits en dehors de toutes les procédures commerciales habituelles, voire hors la loi. Etrange de la part d’Alpha Condé, 73 ans, qui a passé une bonne partie de sa vie d’exil à Paris, où il a, entre autres, enseigné le droit à la Sorbonne. Pierre-Olivier Sur a été l’avocat et l’ami du futur président. Il a été notamment le visiter en prison à Conakry, où il a croupi deux ans et demi. Allant défendre les intérêts de son client Getma, il a été sidéré. « Ne me parle pas du port, c’est un acte de souveraineté, a coupé, énervé, Condé : tu sais bien que Bolloré dort chez moi et que je vais voir Sarko dans quinze jours ! » Dans la foulée, le dîner du soir a été annulé.
Nicolas Sarkozy a-t-il appelé Alpha Condé pour lui demander de régler le problème du port avant son voyage à Paris ? C’est ce qu’affirme Pierre Olivier Sur, sur la foi de propos qui lui ont été tenus à Conakry.
Jeudi, au cours d’un déjeuner, Alpha Condé nous a livré une tout autre version. « Il y a dix jours, mon vieil ami Pierre-Olivier est venu me voir avec un monsieur que je prenais pour son collaborateur et qui était en fait un représentant de Getma, s’est étonné le président guinéen : celui-ci m’a menacé, il m’a dit que si je ne revenais pas sur ma décision, cela allait perturber mon voyage en France, c’était inacceptable. »
A Paris comme à Conakry, le renvoi d’ascenseur ne fait aucun doute. Car Bolloré a subventionné Alpha Condé pendant des années, bien que tous deux s’en défendent. Et c’est lui, en tant que patron d’Havas qui a fait élire Alpha Condé. Sa filiale Euro RSCG a pris en charge toute sa campagne électorale, voire un peu plus. Au premier tour de la présidentielle Condé n’a réuni que 18 % des voix, et chacun s’attendait à la victoire de son concurrent Diallo, issu de l’ethnie peule, dominante. Condé sera pourtant élu au deuxième tour, avec 52 % des voix. Euro RSCG a eu plus de chance qu’avec Laurent Gbagbo, soutenu mais battu en Côte d’Ivoire, après avoir depuis longtemps accordé la concession du port d’Abidjan à… Bolloré.
Pierre Olivier Sur, au nom de Getma, a déposé plainte auprès du procureur de Paris pour vol, intrusion dans les systèmes informatiques (il a eu accès aux ordinateurs) et corruption internationale. « Cette plainte a peu de chances d’aboutir, affirme une ancienne “victime” de Bolloré : il est devenu bien trop puissant, en Afrique comme à Paris. »
Ancien ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner figure en bonne place dans la galaxie Havas Euro RSCG. Conseiller de Vincent Bolloré, Alpha Condé l’a présenté, le jour de son investiture, comme « son frère jumeau blanc ». Il était revenu dans l’avion du ministre de la Coopération. Depuis des mois, Kouchner ne cesse de faire des allers-retours entre la Guinée – où il est hébergé par la filiale locale de Bolloré – et la France. Tout Conakry et tout Paris bruissent d’un contrat de 2 millions d’euros passé sans appel d’offres. Dans La Lettre du Continent, Kouchner assure avoir engagé une réflexion sur le système de santé « à titre bénévole et à la demande du président Condé ». Alpha Condé confirme : « Kouchner, je le connais depuis la terminale au lycée Turgot, il réunit les fonds d’une ONG pour construire une clinique de la mère et de l’enfant. Il n’est pas rémunéré. »
On se souvient que Pierre Péan, dans son livre Le Monde selon K, mettait en cause Bernard Kouchner pour ses activités de conseil auprès des chefs d’Etat gabonais et congolais. Il était accusé d’être intervenu auprès d’Omar Bongo pour le paiement du solde de factures à hauteur de 2,64 millions d’euros, alors qu’il était ministre des Affaires étrangères. Bernard Kouchner avait annoncé le dépôt d’une plainte, ce qu’il n’a pas fait.