15 Mars 2011
Une analyse comparée entre le cas ivoirien et le cas guinéen permet de déceler des généralités et des singularités. D’abord, cette situation présente des similitudes en termes d’analyse quantitative de l’élection présidentielle dans les deux pays. En d’autres termes, comment expliquer la défaite du candidat Dalein Diallo devant Alpha Condé alors que le cumul de son résultat du premier tour et ceux de ses soutiens lui donnaient largement la victoire au second tour ? L’on tenterait d’avancer en réponse l’argumentaire selon lequel la logique d’une élection n’est pas seulement arithmétique et que d’autres variables explicatives comme le facteur ethnique ou religieux peuvent venir perturber le choix des électeurs. Effectivement, la géographie électorale de la Guinée met en relief une forte influence de la variable ethnique sur le vote.
Mais pourquoi le candidat Diallo s’est-il alors plié devant la décision de la Cour suprême guinéenne et l’influence moins marquée de ladite communauté internationale ? Pourquoi la communauté internationale ferme-t-elle les yeux dans d’autres aires géographiques, comme le souligne bien M. Pathé Mbodj dans une de ses publications ? Pourquoi l’Union africaine n’adopte-t-elle pas la même fermeté en Libye vu le carnage qui est opéré par le régime de Khadafi ? Qu’est-ce qui explique ce mutisme de l’Ua ? La situation du peuple palestinien errant comme un vrai No man’s land depuis des décennies ne pouvait-elle pas mobiliser autant la communauté internationale, comme c’est le cas en Côte d’Ivoire ? Pourquoi les Américains se sont-ils pliés devant l’exigence israélienne sur la levée de la condition de gel de la colonisation des terres palestiniennes comme préalable aux négociations entre les deux parties ? En vertu de quoi, un président élu d’un pays déterminé peut-il avoir la prétention ou l’audace de faire des injonctions ouvertes, voire donner un ultimatum à un homologue de quitter le pouvoir dans son propre pays ?
Répondre à ces questions suppose, dans une perspective comparée avec les Etats d’Afrique anglophone, de relever l’ambiguïté qui a longtemps entouré les relations entre la France et ses anciennes colonies, notamment la question de la souveraineté des Etats d’Afrique francophone. Du point de vue diachronique, les mouvements de libération nationale et le principe d’autodétermination des peuples à disposer d’eux-mêmes qui ont sous-tendu l’accès à l’indépendance de beaucoup d’anciennes colonies sur le continent africain, ont été plus soutenus par la Russie (ex-Urss) ou les Etats-Unis. C’est pourquoi le président Roosevelt soulignait le caractère paradoxal de la politique coloniale de la France, c’est-à-dire un pays défendant la liberté et l’opprimant en même temps par la domination coloniale. Dans ce cadre, on peut comprendre la continuité de l’inexistence d’une unanimité au sein même de la communauté internationale où deux membres influents du Conseil de sécurité de l’Onu sont opposés à toute intervention militaire en Côte d’Ivoire : il s’agit de la Russie et de la Chine qui soutiennent traditionnellement le respect de la souveraineté des Etats.
Au sein de la Cedeao, les chefs d’Etat évitent les déclarations personnelles ou de leur pays en faveur d’une intervention militaire, préférant porter la casquette de l’organisation sous-régionale. N’est-il pas d’ailleurs intéressant de s’intéresser un peu à l’accès au pouvoir ou à la réélection de certains parmi ces chefs d’Etat ? Si certains sont bien placés pour parler de cette crise ivoirienne, d’autres seraient mal placés pour parler de démocratie vu les récents processus électoraux dans leur pays. Précisément, certains ont accédé au pouvoir par coup d’Etat et d’autres par filiation directe. Sont-ils, sous ce rapport, de bons donneurs de leçons de démocratie ? Ils pourraient peut-être porter la robe de bons avocats d’une intervention militaire sans prise en considération des conséquences éventuelles.
En effet, la position jugée tendancieuse de la communauté internationale génère aujourd’hui un sentiment de nationalisme qui dépasse les frontières ivoiriennes en termes de mobilisation. Cette fibre nationaliste est mobilisée par le camp Gbagbo pour mieux se positionner dans cette crise politique. Mais qu’est-ce que le nationalisme ? C’est par définition une idéologie politique qui se réfère principalement à la défense de la souveraineté de l’Etat-nation, l’unité linguistique, ethnique et politique d’une communauté donnée. Ainsi le nationalisme est un phénomène qui se réactive généralement dans des contextes de crises, de création de grands ensembles ou des situations de revendications identitaires. Encore faut-il rappeler que ce courant nationaliste a été à l’origine de plusieurs mouvements de décolonisation ou d’auto-détermination en Afrique, notamment le Mouvement pour la libération de l’Angola (Mpla), le Front pour la libération du Mozambique (Frolimo), etc.
Si le nationalisme peut être considéré comme un repli identitaire dans un contexte de bouleversements sociaux et politiques, la position jugée tendancieuse de la communauté internationale reste confortée par la manipulation des médias, surtout occidentaux. Suite aux différents ultimatums lancés à Laurent Gbagbo par la Cedeao et certains chefs d’Etat occidentaux de quitter le pouvoir, son camp joue sur cette fibre nationaliste, en construisant un discours centré sur la souveraineté et l’indépendance de la Côte d’Ivoire, mais aussi le non-retour au colonialisme. La construction d’une conscience nationale est aussi confortée par l’idée de création d’une monnaie ivoirienne qui supposerait une rupture de liens entre la Côte d’Ivoire et la France, c’est-à-dire une sortie de la Zone franc.
Cette opposition à l’usage de la force en Côte d’Ivoire est aujourd’hui soutenue par une certaine frange de l’intelligentsia africaine, notamment le Collectif des intellectuels d’Afrique réuni récemment à Paris pour lancer un Manifeste contre toute intervention militaire. Les Ivoiriens de même que leurs sœurs et frères africains souhaitent la fin de cette crise qui a tant duré. Mais la question fondamentale qui se pose, est de savoir est-ce qu’une intervention militaire constitue la solution appropriée dans cette situation actuelle. On pourrait rester dubitatif, car toute action militaire suppose des pertes humaines innombrables.
Tout engagement militaire en Côte d’Ivoire soulèverait plusieurs interrogations. Comment les gouvernements des Etats de la Cedeao justifieraient-ils des pertes conséquentes dans les rangs de leurs troupes engagées dans le cadre d’une force de l’Ecomog ? Mesurent-ils le sort qui serait réservé à leurs ressortissants en Côte d’Ivoire ? Quelle serait la réaction des opinions publiques nationales des Etats membres de la Cedeao ou de l’Union africaine ? N’y aurait-il pas des risques d’embrasement de la sous-région avec le phénomène de migration qui a commencé ? Autant de questions qui montrent que toute intervention militaire ne semble guère constituer une solution de sortie de crise en Côte d’Ivoire.
En substance, tout processus électoral suppose un contentieux postélectoral réglé devant les juridictions. Même dans les démocraties dites les plus avancées, on relève des failles dans leur système électoral. L’expérience de l’élection présidentielle américaine de 2000 entre Al Gore et George Bush Junior a montré au monde entier les imperfections de leur démocratie. Le décompte des voix dans l’Etat de Floride avait fait l’objet d’un contentieux postélectoral ayant duré plus d’un mois. N’est-il pas alors curieux d’entendre l’ambassadeur des Etats-Unis en Côte d’Ivoire rejeter toute idée de recomptage des voix de l’élection présidentielle ivoirienne ? Pourquoi avoir accepté un nouveau décompte des voix dans son propre pays et le refuser dans un autre pays souverain ?
La position actuelle de la communauté internationale assise sur un tapis guerrier ne semble nullement générer une solution de sortie de crise crédible. Laurent Gbagbo ne peut seul gouverner aujourd’hui la Côte d’Ivoire. De la même manière, Alassane Ouattara ne peut gouverner la Côte d’Ivoire dans le contexte actuel, même si la communauté internationale l’imposait. Il existe une pluralité de facteurs qui sous-tendent cette crise, notamment les enjeux économiques liés aux potentialités du pays (cacao, pétrole...), le registre ethnique, religieux, etc. On pourrait comprendre alors la position de la communauté internationale, y compris celles de certains pays. Le phénomène de supranationalité qui résulte de la mondialisation entraîne un dépassement actuel de l’Etat. Ce qui explique d’ailleurs l’émergence des mouvements nationalistes ou souverainistes en Europe avec la construction de l’Union européenne, mais aussi dans d’autres aires géographiques.
L’analyse de la crise ivoirienne met en relief une gestion tatillonne et trop partisane qui a généré un nationalisme circonscrit autour d’un discours axé sur la résistance contre une communauté internationale considérée comme une force étrangère. Serait-il objectif de vouloir faire endosser la seule responsabilité au camp présidentiel, en fermant les yeux sur celle des Forces nouvelles dont Guillaume Soro fut un des artisans, avant de demander publiquement pardon au peuple ivoirien ? Sa responsabilité dans la construction de la rébellion ivoirienne n’entache-t-elle pas la crédibilité qu’on veuille lui attribuer ? N’a-t-il pas fait usage d’une stratégie de positionnement à un moment crucial de cette crise pour conserver sa position de pouvoir (Premier ministre du camp soutenu par la communauté internationale) ?
Dès lors, la crise ivoirienne traduit une complexité qui génère une communauté de points de vue où toute analyse doit être faite sans passion, ni émotion. Etant un géant économique du point de vue géopolitique en Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire est liée par l’histoire et la géographie, aux autres pays de la Cedeao. De ce point de vue, toute expédition militaire ne serait pas sans conséquences désastreuses dans les autres pays de la sous-région. Une crise politique ne peut sous-tendre qu’une solution politique. C’est dans cette impasse que les deux protagonistes, Ouattara et Gbagbo, doivent faire montre de dépassement, en unissant le mieux d’eux-mêmes pour l’intérêt de la Côte d’Ivoire en particulier et de la sous-région ouest-africaine en général.