6 Mars 2010
Depuis, à part un cercle de familiers, nul ne l'a approché. Aucune visite n'est tolérée dans l'aile qu'il occupe au palais d'Aso Villa. Dans l'autre aile, Goodluck Jonathan, auquel la gestion par intérim de l'Etat a été confiée par le Parlement, le 9 février, au terme d'une lutte d'influence qui a affaibli les institutions, tente d'imposer son autorité sur le huitième exportateur de pétrole mondial.
Alors que les proches de M. Yar'Adua tentent par tous les moyens d'empêcher le vice-président de prendre le pouvoir de manière irréversible, tous les ennemis, en politique et en affaires, du président se sont ralliés à Goodluck Jonathan. Jeudi 4 mars, une trêve était signalée entre les deux camps, relevée avec soulagement par les Etats-Unis. M. Jonathan a promis d'organiser des "élections sans violence" en 2011. Pour éviter que l'armée tranche le différend entre les deux groupes en s'emparant du pouvoir, le Parti démocratique du peuple (PDP), auquel appartiennent les deux hommes, avait décidé l'avant-veille que les élections générales seraient avancées au mois de janvier, et que le candidat serait du Nord, d'où est originaire Umaru Yar'Adua.
Le Nigeria, avec ses 152 millions d'habitants, ses trente-six Etats, gagne une forme de sursis, alors que les attaques des groupes armés rebelles ont repris dans la région pétrolière du delta du Niger. Le pays ne produisait, fin février, que 1,9 million de barils par jour, contre 2,5 millions en 2005. Jeudi, le Conseil conjoint révolutionnaire (JRC), un groupe armé, a revendiqué le sabotage d'un pipeline.
De Goodluck Jonathan, originaire du delta, on espère qu'il saura remettre sur les rails le processus de paix avec les militants de la région. Mais qu'adviendra-t-il des deux réformes de fond auxquelles M. Yar'Adua s'était consacré : nettoyage du secteur bancaire et refonte du secteur pétrolier ? Dans les milieux pétroliers, on attend avec anxiété de voir se constituer l'équipe de M. Jonathan.
L'un des aspects de la réforme, telle que l'envisageait le président Yar'Adua, était d'augmenter les taxes des compagnies pétrolières internationales. La vice-présidente de Shell pour l'Afrique, Ann Pickard, a averti que, selon ses calculs, cela se traduirait par "50 milliards de dollars en perte d'investissements (dans le secteur pétrolier nigérian)". Face à ces enjeux, Goodluck Jonathan sera-t-il de taille ? Un homme d'affaires du secteur pétrolier qui a traité avec les deux présidents n'en est pas certain : "Goodluck, c'est un suiveur. Il ne veut fâcher personne."
Au Nigeria, pays flamboyant où la politique se mène habituellement comme une guerre et où les présidents se distinguent dans l'exceptionnel - fortes personnalités ou tyrans fantasques -, M. Jonathan semblait programmé pour rester professeur de zoologie. A 57 ans, le voici président virtuel du Nigeria, chargé de pousser dehors M. Yar'Adua, héritier d'une grande dynastie aristocratique du nord du pays. Seules les circonstances, et les erreurs des autres, lui ont permis de voir briller sa pâle étoile, en dépit d'un prénom prédestiné. Fils d'un fabricant de pirogues qui croyait au destin, Goodluck ("bonne chance") avait également été surnommé Azikiwe, du nom du premier président du Nigeria.
Le rêve a mis du temps à prendre forme. Goodluck Jonathan ne s'est pas mêlé de politique au temps des dictatures militaires ou des périodes incandescentes de la démocratie nigériane. La guerre civile du Biafra était terminée, le boom pétrolier battait son plein, M. Jonathan est devenu zoologue avant d'entrer dans l'organisme de développement du delta, la région pétrolifère dont il est originaire.
En 1999, lors du retour à la démocratie, il fait son entrée en politique. Colistier d'un puissant homme politique local de l'Etat de Bayelasa, dans le delta, il devient vice-gouverneur, puis gouverneur lorsque son parrain est arrêté dans le cadre d'affaires de corruption et de blanchiment. Personne ne le connaît, mais il a déjà imposé son genre modeste : Borsalino, sourire en toutes circonstances, prières en abondance.
Son épouse, Patience, est compromise dans un petit scandale de corruption ? L'affaire glisse sur lui comme de l'eau sur ses tenues amidonnées. En 2007, il faut un homme tranquille pour constituer un ticket présidentiel. Le président Olusegun Obasanjo, qui n'a pu braver la Constitution et se présenter une troisième fois, compte installer des hommes dociles à la tête du Nigeria, pour exercer son influence en coulisse. Umaru Yar'Adua, dont on connaît les problèmes de santé, devrait faire l'affaire. Comme colistier, pourquoi pas "l'inoffensif" Goodluck Jonathan ?
Les deux hommes sont élus. Mal, avec fraudes et violences. Puis M. Yar'Adua surprend désagréablement son parrain et ses alliés. La lutte anticorruption vise des responsables proches de M. Obasanjo. Douze anciens gouverneurs, trois ministres, sont poursuivis. La propre fille de M. Obasanjo, la sénatrice Ibayo Obsanjo-Belle, est arrêtée, relâchée, puis envoyée devant un tribunal. Dans son sillage, Goodluck Jonatha fait son apprentissage. Comme l'explique un éditorialiste du Guardian nigérian : "Il a fait partie de l'administration pendant les trente derniers mois, il sait où les corps sont enterrés."
Mais progressivement, le Nigeria perd son commandement. Patrick Dele Cole, ex-conseiller pour les affaires internationales du président Obasanjo, s'en inquiète : "L'absence à la tête du Nigeria se fait déjà sentir dans la région (l'Afrique de l'Ouest). Avec un homme fort à la tête du pays, il n'y aurait pas eu de coup d'Etat au Niger."