23 Mars 2011
EXCLUSIF - Officiellement, le sujet sensible n'est pas à l'ordre du jour du premier rendez-vous entre Alpha Condé et Nicolas Sarkozy ce mardi. Mais la prise de contrôle par le groupe Bolloré de la principale infrastructure de ce pays très riche en minerais soulève bien des questions et nous replonge dans les arcanes de la "Françafrique". >par Sylvain Courage.
Port de Conakry, extérieur nuit. Le 8 mars, aux alentours de 21 heures, une escouade de policiers et de militaires guinéens, kalachnikovs en bandoulière, investissent les docks où sommeillent grues et conteneurs. Le commando saute sur les bureaux de Getma International, la société française qui exploite la zone portuaire depuis 2008. Les salariés sont expulsés manu militari. Les locaux, bouclés à double tour. "Réquisition?" L'ordre est tombé du palais présidentiel : un décret signé Alpha Condé, le chef de l'Etat guinéen. L'un des innombrables autocrates du continent? Non, Alpha Condé est le premier président de la République de Guinée démocratiquement élu le 3 décembre 2010. Après avoir passé quarante ans dans l'opposition aux despotes corrompus qui ont ruiné son pays, il se définit lui-même comme le "Mandela guinéen". Un nationaliste, un progressiste, naguère professeur de droit public à la Sorbonne.
Ce 8 mars, le professeur Alpha a-t-il décidé une nationalisation musclée de la principale infrastructure de ce pays riche en minerais, mais qui figure parmi les plus pauvres du monde? Pas vraiment. Dès le 10 mars, deux jours après l'expulsion, Alpha Condé accorde une nouvelle concession de vingt-cinq ans... au groupeBolloré. Cette multinationale tricolore s'est taillé un colossal empire en Afrique : ports, transports, plantations. Presque tout ce qui circule sur le continent passe entre ses mains. Son patron, Vincent Bolloré, aussi puissant qu'énigmatique, est à tu et à toi avec tous les potentats d'Afrique de l'Ouest. Il est aussi le grand ami de Nicolas Sarkozy – c'est sur son yacht que le président français fraîchement élu était allé se reposer après la victoire de 2007.
Coïncidence? Nicolas Sarkozy accueille le 22 mars Alpha Condé pour sa première visite officielle à Paris. Quelques jours après la reprise en main du port au profit de Bolloré. Pour les habitués du vol Conakry-Paris, il n'y a pas de hasard : cette réception en grande pompe avec tapis rouge et garde républicaine serait la contrepartie de la faveur accordée à Bolloré l'Africain...
L'affaire en tout cas est emblématique : même la "transition démocratique" n'empêche pas les vieilles habitudes, les jeux des influences, les conflits d'intérêts. Autour de ce dossier sensible s'activent en effet beaucoup de "sorciers blancs": hommes de réseau, de communication ou conseillers de l'ombre. Parmi eux, l'ancien ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner. "C'est mon frère jumeau", dit de lui Alpha Condé: les deux hommes se sont connus au lycée Turgot dans les années 1960 et ne se sont jamais perdus de vue. Quand il dirigeait le ministère des Affaires étrangères, Kouchner n'a pas ménagé ses efforts pour l'organisation d'un scrutin libre en Guinée. Depuis qu'il n'est plus au gouvernement, il multiplie les visites à Conakry et dispense ses "conseils" à "Alpha". Il y était encore la semaine dernière. "La Guinée peut devenir le phare de l'Afrique", s'enthousiasme l'ex-ministre. L'ex-French doctor, qu'on dit proche de Bolloré, a-t-il aussi fourni ses "conseils" pour la gestion du port? Et joué les entremetteurs pour faciliter la visite de Condé à Paris? Le petit milieu de la Françafrique, qui se souvient de son rôle de consultant auprès de feu Omar Bongo, est en ébullition. Il est vrai que l'"opération nettoyage" sur le port de Conakry a de quoi stupéfier même les plus cyniques et les plus endurcis des businessmen.
A peine Getma a-t-il été éjecté du port que les cadres de Bolloré, escortés par les forces de l'ordre, se sont en effet installés dans ses locaux, récupérant les ordinateurs, les archives, les grues... "Nous avions déjà investi 30 millions d'euros pour moderniser les installations, acheter des engins de manutention. Le comportement des autorités guinéennes qui nous ont expulsés manu militari et celui de Bolloré qui utilise nos actifs sont injustifiables", s'étrangle Richard Talbot, le fondateur de Necotrans, la maison mère de Getma, un groupe de 3.000 salariés qui prospère dans l'import-export en Afrique.
Talbot s'estime lésé et lance une procédure qui rompt avec tous les "codes" en vigueur dans le monde opaque du négoce africain, où les concurrents lavent généralement leur linge sale en famille. Il porte plainte auprès du procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, pour "corruption internationale". Son avocat, Pierre-Olivier Sur, n'y va pas de main morte: "Nous souhaitons que la justice enquête sur le fait que Bolloré a soutenu la campagne électorale d'Alpha Condé par le biais de l'agence de communication Euro RSCG, qu'il contrôle, et a obtenu la concession du port de Conakry".
Chez Bolloré, on rejette toutes ces accusations en bloc?: "Les autorités guinéennes ont retiré la concession à Necotrans car cet opérateur ne tenait pas ses promesses d'investissement. Bolloré, qui était arrivé en deuxième position de l'appel d'offres de 2008, est apparu comme un partenaire plus professionnel, réellement en mesure de développer une infrastructure vitale pour le pays". Et Me Olivier Baratelli s'indigne: "Nous engagerons des plaintes contre tous les propos inqualifiables et scandaleux de Necotrans, qui organise une campagne pour salir une entreprise du CAC 40 et obtenir de l'argent. Il est inadmissible de faire croire qu'un groupe comme Bolloré ait pu corrompre un chef d'Etat étranger".
Aujourd'hui, en tout cas, Vincent Bolloré tient sa revanche. En 2008, il a très mal vécu d'avoir été écarté de la gestion du port de Conakry par plus petit que lui. A l'époque, son groupe tente d'abord de négocier de "gré à gré" avec l'autocrate Lansana Conté, encore au pouvoir à l'époque. "Bolloré proposait un 'ticket d'entrée' dérisoire de 1 million d'euros", assure l'avocat de Necotrans. Les protestations des concurrents obligent les autorités à lancer un appel d'offres.
A ce jeu, le groupe Necotrans, implanté en Guinée depuis vingt-cinq ans, est le mieux-disant. Son "ticket d'entrée" atteint 15 millions d'euros. Il propose aussi un loyer de 10 euros annuels par mètre carré et une redevance de 10 euros par conteneur. "Cela devait rapporter 22 millions d'euros par an à l'Etat guinéen contre 9,7 millions pour l'offre de Bolloré", affirme Necotrans. Noté 86,77 sur 100, la proposition du groupe de Richard Talbot décroche la timbale devant Bolloré (76,72) et le géant danois du fret maritime Maersk (72,98).
Mais, en septembre 2008, juste après la signature de la concession, la donne politique change. Lansana Conté, diminué depuis des années, meurt. Une junte militaire dominée par l'inquiétant capitaine Dadis Camara prend le pouvoir et conteste la gestion du port: "Le gouvernement sortant s'est entêté à brader notre port. Pour servir quels intérêts?" Camara joue les vertueux... ou réclame sa part. Chez Necotrans, on fait observer que ce retournement "intervient après une visite, remarquée en ville, d'une équipe de Bolloré..." Paranoïa de ceux qui voient la main de Bolloré partout? Toujours est-il qu'en 2009 la concession de Necotrans est suspendue pendant quatre mois. Puis le groupe français se "rabiboche" avec le pouvoir militaire. Pour peu de temps. Car la bataille féroce pour le contrôle du port est soumise aux convulsions d'une guerre civile qui ne dit pas son nom.
Le despote Dadis Camara tombe après un an de pouvoir émaillé de violences et de crimes, notamment l'assassinat de 157 opposants lors d'une manifestation au stade de Conakry, une tuerie condamnée par l'ONU. Les diplomaties occidentales finissent par s'émouvoir. Camara, qui échappe de peu à un attentat, est "exfiltré"vers le Burkina Faso. Le ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner et le Département d'Etat américain s'activent en coulisses – comme l'ont récemment confirmé les télégrammes publiés par le site WikiLeaks – pour lui trouver un successeur: le vieux général Sékouba Konaté, qui accepte de ressusciter un pouvoir civil issu d'élections libres. Les cartes politiques – et donc commerciales – sont rebattues. Le groupe Bolloré, qui n'a pas renoncé, voit revenir au premier plan un homme sur lequel il peut fonder quelques espérances: Alpha Condé.
L'éternel opposant a de solides appuis en France. En 2001, le président Jacques Chirac s'est ému de sa condamnation pour "haute trahison" et de son emprisonnement. Détenu pendant vingt-huit mois à la prison de Conakry, il finira par être libéré grâce à l'action d'un efficace comité de soutien présidé par Albert Bourgi – frère de Robert, lui-même héritier des réseaux gaullistes en Afrique. Déjà candidat à deux reprises à la présidence lors des élections bidonnées de 1993 et 1998, l'ancien militant tiers-mondiste de la Fédération des Etudiants d'Afrique noire en France (FEANF) et membre de l'Internationale socialiste peut évidemment compter sur Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères. Mais aussi sur Pierre-André Wiltzer, camarade de fac et ministre de la Coopération du gouvernement Raffarin, de 2002 à 2004. Enfin, et peut-être surtout, il jouit du soutien de Vincent Bolloré.
Aux dires des connaisseurs, le rapprochement entre l'entrepreneur breton et le panafricaniste remonte aux années 1990. Pierre Aïm, businessman condamné pour une fraude douanière au Sénégal et poisson-pilote de Bolloré auprès de Sassou Nguesso (Congo-Brazzaville) et d'Idriss Déby (Tchad), en aurait été l'artisan. A la tête de son parti d'opposition le Rassemblement du Peuple de Guinée, Alpha Condé voit sa campagne électorale prise en charge par Euro RSCG Worldwide, l'agence de communication contrôlée par la holding familiale de Vincent Bolloré et présidée par Stéphane Fouks. Africaine en diable, l'agence "animera" aussi la campagne du président sortant Laurent Gbagbo, en Côte d'Ivoire, où le port est passé sous pavillon Bolloré depuis belle lurette...
En juin 2010, "Un Africain engagé", livre d'entretiens conçu pour mettre en valeur le profil d'homme d'Etat d'Alpha Condé, paraît aux Editions Jean Picollec. Il est signé Jean Bothorel, ancien éditorialiste du "Figaro"... qui fut, en 2007, chez le même Jean Picollec, le biographe de Vincent Bolloré. Le plan com est bien conçu: "Je me souviens d'avoir enregistré une interview chez Euro RSCG pour promouvoir le livre et le parcours d'Alpha Condé", dit Bothorel.
Au premier tour de l'élection, Alpha Condé ne recueille que 18% des voix mais croit en son étoile. "C'est le score qu'a fait Wade quand il a battu Diouf au Sénégal", répète-t-il à ses visiteurs. A Paris, en revanche, Sarkozy doute des chances de ce "professeur" de 73 ans qui prétend restaurer la démocratie et mettre fin au pillage des ressources et à la corruption. L'arithmétique des désistements et des reports des voix devait profiter à son adversaire Cellou Dalein Diallo, ancien Premier ministre de Lansana Conté. Issu de l'ethnie dominante des Peuls, il passe pour favori face au Malinké Alpha Condé. Sarkozy en fait son champion...
En conseil des ministres, il lance à Kouchner: "Vous auriez besoin d'une calculette, Bernard..." Pourtant Condé l'emporte avec 52% des suffrages. Election validée par la commission électorale malgré une contestation des partisans de Diallo violemment réprimée à Conakry. Le 21 décembre, sa cérémonie d'investiture est l'occasion de grandes retrouvailles: Bernard Kouchner et Pierre-André Wiltzer sont de la partie... "Nous étions déjà au courant de son intention d'annuler la concession et d'exaucer Bolloré. J'ai essayé de le prendre à part et d'argumenter, mais il m'a renvoyé vers un fonctionnaire du ministère guinéen des Transports qui m'a reçu le lendemain et ne m'a plus jamais reparlé", raconte Wiltzer, recruté tout exprès par Necotrans pour assurer son "lobbying".
Le film s'accélère le 3 février 2011. Ce jour-là, Vincent Bolloré lui-même fait le voyage de Conakry. Il est hébergé à la résidence personnelle d'Alpha Condé et visite avec lui les installations portuaires, escorté par les motards de la garde présidentielle. La rumeur d'une remise en question de la concession court dans toute la ville. Mais Necotrans, dont les nerfs sont mis à rude épreuve, ne fait officiellement l'objet d'aucun grief avant d'être expulsé du port par un commando d'hommes en armes. "Nous n'avons jamais reçu de réclamations, ni de mise en demeure. Alpha Condé a préféré utiliser la force, car la voie légale lui interdisait de nous expulser comme il l'a fait et de confier le port à Bolloré sans même procéder à un nouvel appel d'offres", souligne l'avocat Cédric Fischer.
Evidemment, les partisans de Condé font une autre lecture de cette expulsion: le président guinéen voudrait nettoyer le passé, mettre au pas les sociétés étrangères qui ont "exploité" la Guinée sans vergogne, faire appel à de nouveaux investisseurs qui ne se sont pas compromis avec ses sanglants prédécesseurs. N'a-t-il pas, par exemple, confié la construction du chemin de fer Conakry-Kankan à l'opérateur brésilien Vale, introduit par son ami l'ex-président brésilien Lula?
Bernard Kouchner, lui, relativise les mésaventures de Necotrans : "Cette petite entreprise n'était sans doute pas à la hauteur. Alpha a pris une sage décision. Et ce qui devrait faire du bruit, c'est que pour la première fois, un pays d'Afrique accède à la démocratie..." Problème : l'ancien ministre de la Santé, qui œuvre à la construction d'une "maison de la mère et de l'enfant?», financée par "de grandes entreprises françaises"– ceci afin que "les Guinéennes n'accouchent plus par terre" – est logé dans les locaux de la filiale locale du groupe Bolloré...
Quelle sera l'issue de la guérilla juridique qui s'engage? "C'est le pot de fer contre le pot de terre", reconnaît-on chez Necotrans, dont l'existence est menacée, à terme, par la perte de la concession de Conakry. Une chose est sûre : reçus par André Parant, le Monsieur Afrique de l'Elysée, les avocats du groupe ont été écoutés d'une oreille polie, mais distraite. Du côté du ministre de la Coopération, Henri de Raincourt, on veut croire à une forme de compromis entre deux spécialistes de la manutention portuaire qui collaborent déjà à Abidjan, à Cotonou et à Pointe-Noire...
"Nos concurrents internationaux rigolent bien de ce genre de pugilat", dit un initié de la Françafrique. Pris d'assaut par les businessmen du monde entier, le Novotel de Conakry ne désemplit pas. Et les vols d'Air France sont complets. "Trop de gens veulent profiter de l'ouverture après des années de junte militaire pour mettre la main sur les mines de bauxite, de fer, de diamants ou réaliser l'électrification de la ville", raconte le journaliste Amara Moro Camara, de l'hebdomadaire "le Démocrate". Les Guinéens ont compris que les requins des affaires n'ont pas fini d'écumer les eaux du port...