24 Septembre 2011
Après l’élection d’Alpha Condé à la présidence en novembre 2010, des élections législatives doivent clôturer une nouvelle étape de la transition politique guinéenne. La récente expérience de politisation violente des ethnicités et le manque de confiance des acteurs politiques dans le dispositif électoral sont des motifs d’inquiétude. Le président Condé a engagé unilatéralement une refonte du système électoral, mais il suscite d’autant plus de méfiance que les perspectives du parti présidentiel pour les législatives sont incertaines. Il n’a prêté que peu d’attention, et bien tard, à la réconciliation et au dialogue avec son opposition, très mobilisée. La Guinée ne peut se permettre ni un bricolage du système électoral ni une nouvelle campagne fondée sur des arguments ethniques. Un accroissement des tensions à l’approche du scrutin pourrait susciter des violences intercommunautaires. Il pourrait aussi offrir une opportunité d’agir à ceux qui, dans l’armée, se satisfont mal d’avoir regagné les casernes. L’attaque lancée le 19 juillet 2011 par des militaires contre la résidence du président confirme la réalité de ce risque. Un véritable accord entre les principaux acteurs politiques sur les modalités des élections législatives est impératif et urgent. Sans une forte implication internationale, les chances de parvenir à un tel accord sont minces.
L’arrivée au pouvoir de l’opposant Alpha Condé est une opportunité extraordinaire de clore 50 années d’autoritarisme politique et de stagnation économique. Le nouveau régime fait face à des défis immenses, avec des moyens limités, même si les bailleurs de fonds semblent disposés à fournir une aide accrue. L’échec de la tentative du 19 juillet 2011 contre la vie du président semble indiquer que le nouveau pouvoir s’est, pour le moment au moins, assuré de la hiérarchie militaire. Il a pu consolider la normalisation entamée sous son prédécesseur, le général Sékouba Konaté, éloignant les militaires de l’espace public et de Conakry. Le resserrement sécuritaire consécutif à la tentative du 19 juillet a cependant entraîné un recul de ce point de vue. La réforme du secteur de la sécurité se dessine, mais elle en est encore à un stade très préliminaire.
Le nouveau pouvoir affiche une volonté de bonne gouvernance économique et financière et a fait des gestes significatifs en ce sens. A court terme au moins, la rigueur en matière budgétaire a un effet déprimant sur l’économie, que le gouvernement tente de contenir en essayant de répondre à la demande sociale. Des efforts sont ainsi réalisés dans l’importation de produits vivriers et pour la fourniture d’électricité. A plus long terme, un programme économique ambitieux a été esquissé, qui vise une transformation des structures économiques du pays.
En revanche, le dialogue avec l’opposition ne s’est réengagé que récemment : c’est seulement ces dernières semaines, que le pouvoir a fait quelques gestes d’apaisement, Alpha Condé recevant par exemple le 15 août 2011 un représentant de haut niveau de l’opposition pour la première fois depuis l’élection présidentielle. Mais le président souffle le chaud et le froid, par exemple en incriminant l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), le parti de son principal opposant, Cellou Dalein Diallo, dans l’attaque du 19 juillet avant que la justice ne fasse son travail, ou en laissant longtemps sans réponse, avant de le rejeter, un mémorandum sur l’organisation des élections remis par l’opposition au gouvernement le 17 août dernier.
La situation reste préoccupante, dans la mesure où le scrutin passé a donné un poids nouveau à l’idée que l’histoire de la Guinée est celle des luttes entre quatre grands blocs ethnorégionaux. Au premier tour, les hommes politiques ont pour la plupart mobilisé d’abord au sein de leurs communautés respectives. Le deuxième tour – pendant lequel la rhétorique ethnique s’est renforcée de toutes parts – a été un débat à mots à peine couverts autour de la domination supposée des Peul, le Malinké Alpha Condé prêtant une volonté d’hégémonie à cette communauté dont est issu Cellou Dalein Diallo. Si les plus graves violences ont, cette fois encore, été le fait des forces de sécurité, les mobilisations politiques à connotation ethnique ont suscité des heurts et fait des victimes. Les faiblesses organisationnelles du processus électoral ont nourri les tensions en autorisant à chaque étape des accusations de fraude de l’un ou l’autre camp.
Les nouvelles autorités n’ont guère fait d’efforts pour gérer ce passif, n’avançant que lentement dans l’organisation des élections législatives indispensables pour compléter le dispositif institutionnel prévu par la Constitution. Elles ont gardé le silence sur les modalités du scrutin pendant des mois. Le 15 septembre dernier, la Commission électorale nationale indépendante (CENI) a proposé la date du 29 décembre 2011. Sans concertation, les autorités avaient auparavant annoncé une refonte complète du fichier électoral, ainsi qu’une transformation de la CENI et de la répartition des rôles entre elle et le ministère de l’Administration territoriale. Alors que les tensions montaient, le Conseil national de transition (un organe législatif intérimaire) et la société civile guinéenne ont tenté une médiation. Sous les pressions internes et internationales, le pouvoir a finalement lancé des appels à la concertation et a affirmé renoncer à la création d’un nouveau fichier électoral. L’amorce d’un dialogue n’a jusqu’à présent pas permis le moindre accord sur les points litigieux : la composition et le fonctionnement de la CENI, le fichier électoral et la date du scrutin.
Les soupçons que suscite toujours le dispositif électoral pourraient aggraver les tensions dans certaines zones et entraîner des violences intercommunautaires. Celles-ci pourraient déclencher des représailles ailleurs dans le pays, ou provoquer une réaction brutale des forces de sécurité. Or comme les événements du 19 juillet dernier l’ont montré, l’armée est encore partagée sur le retour à un pouvoir civil susceptible de mettre fin aux pratiques grossières d’enrichissement illicite en son sein, et elle est aussi marquée par un factionnalisme qui recoupe en partie les clivages ethniques. Retarder beaucoup plus les élections n’est pas une option : cela ne ferait qu’aggraver les tensions et les suspicions. Surtout, une assemblée nationale bénéficiant d’un véritable mandat populaire est nécessaire pour l’équilibre du système politique et une progression dans l’apprentissage de la pratique démocratique.
Parce qu’une nouvelle période d’instabilité électorale pourrait s’avérer dangereuse pour la jeune démocratie guinéenne, le pouvoir et l’opposition doivent engager un dialogue au plus haut niveau sur l’ensemble du dispositif électoral, et tous les acteurs politiques doivent s’abstenir d’alimenter les tensions interethniques. La communauté internationale, en retrait depuis la prise de pouvoir du président Condé, doit accompagner ce nouveau moment de la transition comme elle l’a fait lors des étapes précédentes. La Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union africaine (UA) et les Nations unies doivent se réinvestir vigoureusement en Guinée pour sauvegarder les acquis obtenus depuis la fin du régime de Lansana Conté en décembre 2008 et la neutralisation de la junte militaire du capitaine Moussa Dadis Camara en janvier 2010. Malheureusement, la transition démocratique en Guinée n’est pas encore irréversible.
RECOMMANDATIONS
Au président Condé :
1. Engager rapidement un dialogue direct et périodique avec les chefs des principaux partis (ceux qui ont dépassé un certain pourcentage au premier tour de la présidentielle, 5 pour cent, par exemple) au moins jusqu’à la mise en place de l’Assemblée nationale.
2. S’abstenir d’employer la rhétorique ambiguë et dangereuse qui prête à des citoyens guinéens jamais identifiés le « sabotage » des actions de l’Etat ; ne pas s’autoriser de sa légitimité d’opposant historique pour refuser le débat contradictoire indispensable au bon fonctionnement de la démocratie ; et prendre publiquement des positions nettes contre les surenchères ethnicistes formulées par certains de ses alliés et sympathisants.
3. Eviter toutes les déclarations susceptibles d’être interprétées comme interférant avec le processus judiciaire engagé à la suite de l’attaque du 19 juillet 2011.
Au gouvernement guinéen :
4. Rechercher avec les partis qui comptent, et en particulier avec l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) et l’Union des forces républicaines (UFR), un véritable consensus sur le fichier électoral, la Commission électorale nationale indépendante (CENI), le calendrier et tous les autres aspects du processus électoral.
5. Continuer à considérer le Conseil national de transition (CNT) comme un partenaire législatif légitime jusqu’à l’entrée en fonction de l’Assemblée nationale, comme la Constitution le prévoit.
6. Avancer dans l’élaboration des projets de lois organiques qui règlent le fonctionnement des différentes institutions prévues par la Constitution, en particulier pour le Conseil supérieur de la magistrature, la Cour suprême et le Conseil économique et social.
7. Garantir l’exercice de la liberté de manifester, qui est un droit constitutionnel.
8. Poursuivre les efforts engagés en matière de bonne gouvernance et concrétiser les engagements pris, notamment la publication des contrats miniers et celle des déclarations de patrimoine du président et des ministres.
9. Progresser dans la lutte contre l’impunité :
a) en renforçant les moyens mis à disposition du pool de magistrats chargés d’enquêter sur le massacre du 28 septembre 2009 et en garantissant l’indépendance et l’impartialité du processus judiciaire ainsi que la protection des témoins ;
b) en poursuivant les efforts entrepris pour sanctionner les abus de pouvoir commis par les membres des forces de sécurité au quotidien.
10. Avancer avec diligence dans la mise en œuvre de la réforme du secteur de la sécurité, notamment en transformant les plans stratégiques en actions concrètes, et en prenant en compte tous les acteurs du secteur de la sécurité, dont les presque 6 000 jeunes hommes recrutés sous Moussa Dadis Camara.
Aux partis d’opposition :
11. Etre réceptifs aux éventuelles propositions des autorités pour un dialogue sur le processus électoral et sur les autres questions importantes sans s’en tenir à l’exigence du respect d’un texte constitutionnel qui ne règle pas tous les problèmes.
12. Jouer un rôle constructif et positif au sein du CNT et se saisir de cet espace pour défendre leurs positions.
13. Cesser d’exprimer des réserves quant à la légitimité du président Condé et du processus électoral passé.
14. Prendre publiquement des positions nettes contre les surenchères ethnicistes formulées par certains de leurs sympathisants.
A la Commission électorale nationale indépendante :
15. Préparer, en concertation avec la société civile, un code de bonne conduite qui sera signé par tous les partis politiques participant aux élections législatives et aux termes duquel ils s’engagent à s’abstenir de propos susceptibles d’attiser les tensions intercommunautaires pendant la campagne électorale, et assurer sa large diffusion auprès des citoyens.
Au Conseil national de transition :
16. Continuer à assumer à plein le rôle législatif que lui attribue la Constitution, entre autres en adoptant les lois organiques qui règlent le fonctionnement des différentes institutions établies par la Constitution, en particulier pour le Conseil supérieur de la magistrature, la Cour suprême et le Conseil économique et social, que le pouvoir exécutif en prenne l’initiative ou non.
A la société civile guinéenne :
17. Suivre et contribuer à l’élaboration du code de bonne conduite qui doit être préparé par la CENI et créer un observatoire indépendant, éventuellement en association avec l’Institution nationale indépendante des droits humains, qui assure un suivi du respect dudit code et, plus largement, du traitement public des questions ethniques dans les médias et dans la vie politique, qui documente les abus et rende régulièrement et publiquement compte.
18. Créer un observatoire de l’impunité rassemblant des représentants de la société civile, des juristes et des militaires ou anciens militaires, éventuellement en association avec l’Institution nationale indépendante des droits humains, qui se charge de suivre l’ensemble des affaires judiciaires impliquant des membres des forces de défense et de sécurité et qui rende régulièrement et publiquement compte des suites données à ces affaires.
Aux partenaires internationaux de la Guinée, et en particulier au Groupe des amis de la Guinée :
19. Réaffirmer leur disponibilité et leur vigilance pour la poursuite de la transition, et en particulier pour le suivi des élections législatives, notamment :
a) en tenant rapidement à Conakry une réunion du Groupe des amis au niveau des ministres des Affaires étrangères des pays membres et des représentants à haut niveau des organisations membres ; et
b) en continuant les rencontres régulières avec les principaux acteurs politiques au niveau des ambassadeurs.
Au représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest, au président de la Commission de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest et au président de la Commission de l’Union africaine :
20. Assumer jusqu’à la mise en place de la nouvelle Assemblée nationale le rôle politique de premier plan joué avant l’élection présidentielle, y compris :
a) en reprenant conjointement le travail de bons offices mené avec succès jusqu’à la tenue de l’élection présidentielle, avec cette fois pour objectif de faciliter le dialogue entre le président et ses principaux opposants, et d’aider le gouvernement et les principaux partis politiques à trouver un accord sur la Commission électorale, la date du scrutin et les listes électorales, ainsi que sur le rôle des éventuels garants internationaux ;
b) en préparant, avec les autres acteurs pertinents au sein du système des Nations unies, une mission d’assistance technique en matière électorale ; et
c) en donnant l’occasion au général Sékouba Konaté, dont le rôle dans la première partie de la transition guinéenne a été unanimement salué et qui exerce maintenant des responsabilités importantes au sein de l’Union africaine, de démontrer la continuité de son engagement dans la transition, notamment au travers d’une rencontre avec le président Condé.
Au représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest :
21. Assumer pleinement, en liaison avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le rôle de coordination des efforts internationaux en soutien à la réforme du secteur de la sécurité tel que demandé aux Nations unies par les autorités guinéennes, en mettant en place au plus vite à Conakry le mécanisme de coordination permanent nécessaire pour attirer et conserver la confiance des donateurs dans la conduite de la réforme.
Au président de la Commission de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest :
22. Mobiliser dès à présent les moyens nécessaires à l’envoi d’une mission d’observation électorale qui serait déployée dans l’ensemble des régions de la Guinée avant et pendant les élections législatives.
A la Commission de consolidation de la paix de l’Organisation des Nations unies :
23. Définir au plus vite avec le gouvernement le calendrier de travail sur les priorités retenues, en particulier la réforme du secteur de la sécurité et la réconciliation nationale.
A tous les bailleurs bilatéraux intéressés par la réforme du secteur de la sécurité, et en particulier aux Etats-Unis, à la France et à la CEDEAO :
24. Réaffirmer leur soutien à la réforme du secteur de la sécurité et améliorer sa cohérence en renforçant la coordination des initiatives bilatérales par les Nations unies.