Rédigé par Ahmadou Kélégué et publié depuis
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Toute-puissante depuis un quart de siècle, mais indisciplinée et en proie à des dissensions
laissant craindre des coups d'Etat, l'armée guinéenne est devenue le problème tout autant que la solution pour le pays.
« Demandez à un citoyen guinéen de vous indiquer le siège d’un ministère ou d’une administration quelconque. Il sera bien en peine de vous en montrer le chemin. Par contre, demandez-lui où se
trouve tel camp militaire. Il vous y conduira sans problème. » Cette boutade d’un diplomate européen en poste à Conakry en dit long sur la Guinée. Depuis un quart de siècle, le pays vit au rythme
des camps militaires. Lorsque le Guinéen dit « le camp » tout court, il s’agit, évidemment, de la plus grande garnison militaire du pays, le camp Alpha-Yaya- Diallo (rebaptisé en 1959 du nom d’un
intrépide combattant anticolonialiste, à la place de « Général-Brosset »).
Une immense fourmilière
Le lieu, situé non loin de l’aéroport de Conakry-Gbessia, est mythique, nettement mieux connu et valorisé dans la mémoire collective que le palais présidentiel, déserté plus deux décennies
durant par le président Lansana Conté, mort le 22 décembre 2008, et snobé par le capitaine Moussa Dadis Camara, proclamé chef de l’État par des militaires le 23 décembre 2008. Si Conté avait
installé sa présidence au camp Samory- Touré, c’est néanmoins de « la mère des casernes », Alpha-Yaya-Diallo, qu’il avait fomenté le coup d’État qui lui permit de s’emparer du pouvoir en avril
1984, après le décès du premier président, Ahmed Sékou Touré.
La disparition de Lansana Conté n’a pas mis un terme à la présidentialisation des camps militaires guinéens. La junte militaire actuellement au pouvoir, constituée au camp Alpha-Yaya, a préféré s’y
établir durablement et, par conséquent, d’y installer le siège de la présidence. Certes, la croyance populaire raconte que le « vrai » palais présidentiel de la presqu’île de Kaloum est infesté de
mauvais sorts. Certes, le camp Alpha-Yaya, avec sa superficie et ses bataillons d’élite, est réputé constituer une forteresse inexpugnable. Mais le transfert de la présidence dans des camps
militaires successifs a une signification moins anecdotique : c’est le symbole d’un pays où la réalité du pouvoir est exercée par l’armée depuis un quart de siècle.
L’armée est incontournable en Guinée. Ceux qui détiennent les fusils sont plus certains de devenir chefs d’État que les leaders de partis politiques structurés. Lansana Conté y avait accédé par un
putsch militaire. Durant son long règne, hormis l’épisode des violentes contestations de rue de janvier-février 2007, son pouvoir ne fut véritablement menacé que lorsque des militaires comme lui
s’étaient mutinés ou avaient tenté de s’emparer du trône. Le président de l’Assemblée nationale, un civil, aurait dû succéder à Conté après sa mort. Mais, certainement apeuré à l’idée de devoir
affronter la troupe réputée fébrile, il tarda à sortir de sa cachette. Pendant ce temps-là, le capitaine Moussa Dadis Camara se faisait adouber par une partie de l’armée comme chef de la junte
regroupée au sein d’un Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD), devenant, de fait, chef de l’État.
Le pouvoir est avant tout militaire. Ce qui ne veut pas dire discipliné. L’armée est à l’image du camp Alpha- Yaya-Diallo : une immense fourmilière où le désordre et les règlements de compte se
sont érigés en règles de fonctionnement et de vie depuis de nombreuses années. Fidèle au principe « diviser pour régner », Conté avait usé et abusé de ses pouvoirs de chef suprême des armées pour
semer la zizanie entre les soldats et la hiérarchie militaire elle-même. « C’est une armée dans laquelle le chef n’est pas le chef », ironise un politicien guinéen pour décrire des situations
ubuesques : des gradés obéissant à leurs subordonnés détenant la réalité du pouvoir du fait de leurs liens avec les centres de gravité du pouvoir, nombreux au sein de l’armée.
L’avènement du capitaine Camara n’a rien changé, bien au contraire. Hissé au pouvoir par une faction de l’armée, pas nécessairement la plus influente, le capitaine-président, conscient de la
précarité de sa situation sécuritaire aggravée par une avalanche de vrais et de faux complots, avait entrepris une restructuration du commandement. Mais dans le même sens que Conté : en tribalisant
les débats. Ce qui s’est traduit par la constitution d’une troupe parallèle dont les membres ont un dénominateur commun : l’appartenance à la région natale forestière du président. Cette troupe «
bis » a évolué comme une armée dans l’armée, avec tout ce que cela suppose d’avantages matériels, de grades et de pouvoirs exorbitants.
La longévité du pouvoir militaire en Guinée est liée à un autre drame : les incohérences d’une opposition politique qui, dans son immense majorité, affiche sa foi en la démocratie tout en
s’employant à tisser des réseaux avec telle ou telle faction militaire. « L’opposition ne parle pas d’une même voix face aux militaires , se désole Mamadou Tijari d’une association guinéenne de
protection des droits humains. Vous y trouvez des gens qui ont applaudi à l’arrivée de Dadis Camara, le prenant pour un sauveur et, jusqu’au 3 décembre dernier [jour de la tentative d’assassinat du
chef de la junte, ndlr ], des opposants qui vilipendaient Camara le jour tout en oeuvrant la nuit pour entrer dans ses bonnes grâces, alors que le mot d’ordre était : “Non à toute négociation avec
Dadis.” »
Situation explosive
Il serait hasardeux d’imaginer une sortie de crise dans ce pays sans prendre en compte la question de cette armée indisciplinée et éparpillée entre plusieurs chefs, aux desseins
contradictoires.
« L’erreur de la communauté internationale a été de minimiser le poids de l’armée en Guinée, au point d’imaginer que la seule mise à l’écart de Dadis Camara suffirait à sortir le pays de la crise
», analyse Fatoumata Koné, une universitaire guinéenne. « En datant cette crise des massacres du 28 septembre, on fait fausse route », poursuit-elle. Faisant observer que l’absence de Camara, parti
se faire soigner au Maroc après avoir été atteint d’une balle à la tête tirée par son aide de camp Aboubakar Diakité, n’a rien changé à la situation. « Avec ou sans lui, les problèmes de fond
demeurent. Leur résolution durable passe par l’implication de l’armée dans les stratégies de sortie de crise », avance-t-elle. Un argumentaire qui irrite les opposants radicaux et certains leaders
syndicaux et associatifs pour qui l’armée doit rentrer rapidement dans les casernes et abandonner le pouvoir aux civils.
Une certitude demeure, tranche Souleimane Sory, fonctionnaire à la retraite : « Quel que soit le pouvoir qui succédera aux militaires, il ne pourra rien faire si l’armée reste dans la situation
chaotique actuelle . » Il ne croit pas si bien dire : au sein même de la junte, un groupe s’est formé pour réclamer bruyamment le retour au pays de Camara, transporté au Burkina Faso pour y
poursuivre sa convalescence, au moment même où le chef de l’État intérimaire, le général Sékouba Konaté, alias El Tigre, s’engageait, avec l’aile modérée du CNDD, dans des négociations sous
supervision burkinabè pour trouver des solutions consensuelles à un retrait des militaires de la scène politique. Le dossier est d’autant plus explosif que c’est un fidèle de Dadis
Camara, le capitaine Pivi, alias Coplan, patron des fameux bérets rouges de la sécurité présidentielle, qui a orchestré cette démarche.
Les Guinéens sont convaincus que l’affrontement entre le général Sékouba et le capitaine Pivi aura bien lieu. La communauté internationale saura-t-elle prévenir une telle catastrophe ? Et, au delà,
aménager, pour les militaires qui ont pris goût au pouvoir et ont longtemps vécu dans l’impunité, une voie de sortie honorable ? Quand, et par qui, sera enfin engagé le chantier de la
reconstruction d’une armée au prestige largement entamé par des massacres de civils à répétition et l’intrusion des narcotrafiquants dans ses rangs ?