Dans cette autobiographie consacrée à la période africaine de sa vie, Maryse Condé décrit, avec une honnêteté indiscutable, les années passées en Côte d’Ivoire, en Guinée et au Ghana, années
marquées par des amours tumultueuses, mais aussi par la naissance de ses trois filles venues rejoindre dans le portrait de famille un fils né d’une liaison avec un étudiant haïtien. Parcours
chaotique, semé d’embûches et de privations, mais aussi de solidarités et de générosités aussi étonnantes qu’imprévues.
Arrivée à Paris pour y poursuivre ses études, la jeune Guadeloupéenne fait la connaissance d’un Haïtien mulâtre, Jean Dominique, qui la quitte alors qu’elle est enceinte : il est impératif pour
lui de retourner dans son pays afin de s’opposer au nouveau dictateur, François Duvalier. Première blessure, dont elle aura du mal à se remettre. Elle n’arrive pas à partager l’admiration vouée
par les siens à ce journaliste militant qui n’a jamais voulu voir son fils. Elle rencontre ensuite un comédien d’origine guinéenne, Mamadou Condé, qu’elle épouse. Mais après quelques mois de vie
commune, elle accepte un emploi comme enseignante en Côte d’Ivoire, puis dans la Guinée de Sékou Touré. De nouveau enceinte lorsqu’elle arrive à Abidjan, elle met au monde une fille, qui sera
suivie de deux autres, alors que le mari est venu la rejoindre en Guinée. Naissances difficiles, qui n’arrangent en rien sa situation matérielle. C’est donc accompagnée de ses quatre enfants que,
de Guinée au Ghana, puis en Angleterre, et de nouveau au Ghana puis au Sénégal, elle arrive à trouver des postes qui lui permettent tout juste de survivre.
Ce qui ressort de cette étrange destinée est l’inaltérable désir d’Afrique qui anime Maryse Condé, un désir que les nombreux abus dont elle est victime, jusqu’à l’emprisonnement injustifié au
Ghana, n’arrivent pas à annihiler. Désir sans cesse confronté au fait que, dans ces pays du continent noir, comme dans les autres d’Europe, la jeune femme se sent à jamais étrangère, éternelle
exilée en des lieux et des cultures qui restent pour elle énigmatiques. D’où également ce désir de comprendre, d’expliquer, de raconter ce qu’elle perçoit et ce qu’elle observe. D’où enfin ce
témoignage de première main sur ces années des indépendances africaines marquées au sceau des dictatures et des coups d’État.
Lectrice passionnée
Celle qui ne sait pas encore qu’elle sera romancière est d’abord une lectrice passionnée des œuvres de Senghor, de Césaire, de Fanon, mais aussi des classiques de la littérature anglaise, dont
elle empruntera le sujet de certains d’entre eux, suivant en cela une tradition de cannibalisme littéraire assumé. Elle fait sienne la définition de la culture énoncée par Fanon, une notion qui
rejette tout essentialisme et ne s’appuie pas sur la réactualisation des traditions passées. Elle observe aussi que certains Africains-Américains, comme certains Antillais, se comportent en
Afrique comme s’ils faisaient partie d’une caste supérieure, « protégés qu’ils étaient par les postes considérables qu’ils occupaient et leurs hauts salaires. Plus j’allais, plus je constatais
que la Négritude n’était qu’un grand beau rêve. La couleur ne signifie rien. »
De ces confessions, on retient un incroyable appétit de vivre et une capacité phénoménale à rebondir chaque fois qu’une situation devient intolérable. Celle qui avoue que « l’Afrique ne [l’]a
jamais considérée comme sa fille » est une mère courage aux multiples ressources qui rencontrera finalement au Sénégal celui qui deviendra son compagnon et mari, Richard Philcox.
Maryse Condé a joué sa vie sur fond de détresse et de désenchantement, sachant toutefois obstinément garder le cap sur des rêves d’autant plus tenaces qu’ils étaient inachevés. Comme Proust, elle
peut dire en fin de parcours, en se référant à son besoin d’Afrique : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour pour une femme qui ne me
plaisait pas, qui n’était pas mon genre. » C’est pourtant cette Afrique et ses fantômes qui ont donné naissance à une œuvre singulière, arrimée aux diverses cultures fréquentées et soutenue par
une prose directe, sans fards, comme la vie à laquelle elle renvoie.
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