Pourquoi chanter en anglais ?
Parce que je ne suis pas Michel Legrand ! Pour moi, ça coule de source ! il s’agit de blues, de soul, pas de chansons françaises. J’en ai écouté, mais je ne m’identifie pas à ça. Je peux le faire : d’ailleurs, je figure sur le nouveau disque de la pianiste Leïla Olivesi, où j’interprète en français les textes de sa mère sur de la musique improvisée. C’est super ! mais c’est autre chose…
Avant de partir aux Etats-Unis, au milieu des années 90, vous chantiez plutôt dans un style wordless. Et puis à votre retour, vous avez publié coup sur coup deux albums de standards. Rétrospectivement, pensez-vous qu’il fallait en passer par là pour connaître le succès ?
Non. C’est juste mon histoire. Pour chacun c’est différent. Même si je sais bien que les mots, ça compte pour le public. Ce succès, je le dois aussi à un producteur qui y a vraiment cru. Il n’y a pas secrets : il faut être soutenue par une maison de disques. Quant aux standards, si je les chante et les chanterai, c’est parce je pense en être désormais capable. Auparavant, je n’avais ni la maturité, ni l’expérience pour leur faire honneur face à un auditoire. Il faut avoir un peu vécu pour dire ces mots-là. Ils sont chargés, et les histoires qu’ils portent doivent faire partie de la vôtre. Sinon, ça n’a aucun poids, aucun sens, aucune vérité. Je pense qu’Abbey Lincoln est en droit de le faire. Elle est le lien avec cette musique, bien plus Diana Krall.
Comment fait-on pour composer quand on est autodidacte comme vous ?
Eh bien, c’est très facile. Si j’ai une chanson qui vient, je peux trouver les accords sur la guitare ou sur le piano, même si mes connaissances théoriques sont très limitées. Cela permet de mettre la base. Après, un musicien dont c’est le métier réajuste comme je l’entends vraiment.
Sur un thème, vous chantez en duo avec votre fils Gustav Karlström à propos de vos retrouvailles, en Suède. Un autre de vos fils, Donald, tient les baguettes. Le casting de ce disque, c’est avant tout une histoire de famille…
Faire un casting, c’est une question d’affinités musicales mais aussi humaines. Et celui-là colle parfaitement aux intentions de mon disque. Je voulais des musiciens que je connais et qui connaissent le jazz. C’est pourquoi il y a Leon Parker, Sam Newsome, Orrin Evans ou Marvin Sewell, des musiciens américains avec qui je m’entends bien… Et puis Thomas Bramerie, le contrebassiste avec qui je joue depuis bientôt vingt ans. C’est une longue histoire d’amitié et de connivence musicale, quelqu’un qui m’a beaucoup aidée quand j’étais dans la galère. Enfin, deux de mes quatre enfants, évidemment, sont très présents : Donald mon aîné qui m’a déjà souvent accompagnée et Gustav qui, à 21 ans, a fait preuve d’une incroyable maturité. C’est lui qui s’est chargé de tous les arrangements pour le quatuor à cordes et la section de cuivres. Sur ce disque, il fait également des voix, mais il est aussi pianiste et compositeur. Tous les deux savent exactement ce que je veux. On se dit tout, sans retenue. Ça fonctionne dans les deux sens. Mais attention, s’ils sont là, c’est avant tout parce qu’ils sont d’excellents musiciens.
Vous avez d’ores et déjà enregistré votre prochain album…
Oui, il s’agit de vieilles chansons des années 30 et 40, que j’ai toutes choisies en fonction de leurs paroles. Il y a beaucoup du répertoire que chantait Billie, mais aussi des pièces liées à Armstrong… Je viens de les enregistrer en duo avec Laurent Courthaliac, un pianiste qui connaît le jazz des origines. Il joue cette musique telle qu’elle est, avec les harmonies d’époque, sans broderies. Cela correspond à ce que je cherche actuellement : je suis en quête des racines du jazz, La Nouvelle-Orléans, des choses qui étaient jusqu’à peu très éloignées de moi. Je connaissais ça vaguement. Désormais j’ai besoin d’y aller vraiment, pas simplement d’effleurer le sujet.
Cela repasse par New York, la Mecque du genre, la ville que vous avez quittée voici trois ans ?
Forcément. Je suis partie avec une sale image des Etats-Unis, pas du jazz. Ce sont deux choses différentes. D’ailleurs, je compte bien y retourner, pas nécessairement pour y habiter, pour continuer à étudier cette musique. C’est là que le jazz est vivant, que se trouvent les gens qui m’inspirent. Et ce même si j’y ai connu le pire, la misère. J’ai dû faire des petits boulots pour survivre, j’allais chercher à manger dans les églises, mais je me suis accrochée. Je continuais coûte que coûte à assurer des gigs, j’avais un groupe, le Fort Green Project du nom du quartier de Brooklyn où j’habitais alors, avec des amis musiciens du coin. Jusqu’au jour où j’ai dû m’enfuir de chez moi avec mes enfants pour atterrir dans un foyer de sans-abris à Harlem. Mais là encore, malgré tout le tas d’acrobaties qu’il fallait faire puisque cela fermait en début de soirée, j’ai continué à aller chanter.