16 Mai 2010
C'est un scandale silencieux. Ses victimes, 13 500 malades souffrant du sida en République centrafricaine, l'un des pays les plus pauvres et les plus délabrés d'Afrique, sont menacées de mort, mais elles n'ont guère le droit à la parole. Les trafiquants, probablement proches des autorités locales, qui détournent et revendent les médicaments antirétroviraux (ARV) destinés à ces patients, agissent dans la plus grande discrétion. Quant au Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose, l'agence internationale créée en 2002 pour financer les traitements, elle fait le gros dos, alors que ses crédits sont en partie détournés depuis des mois en République centrafricaine.
Sollicitée par Le Monde, l'institution reconnaît "quelques dysfonctionnements" et admet l'existence de pièces comptables "non conformes". L'organisme centrafricain chargé de distribuer les médicaments "fait de la résistance", indique seulement Wilfried Thalmas, chef de la division Afrique de l'Ouest du Fonds, basé à Genève, qui dément tout risque de hiatus dans le traitement des malades.
Cependant, les faits recoupés auprès de plusieurs sources fiables sont accablants : la République centrafricaine a interrompu depuis janvier ses commandes d'ARV, pourtant financées. Un nouvel ordre d'achat devait être donné en avril. Il ne l'a pas été. Compte tenu des stocks existants et du délai de trois mois nécessaire pour l'acheminement, la rupture dans l'approvisionnement, dès la fin du mois de juin, est inéluctable, selon plusieurs observateurs. "Il y a urgence à passer commande dès maintenant, sans perdre de temps, indique, sous couvert d'anonymat, un acteur proche des bailleurs de fonds. Le risque de mort est considérable pour les 13 500 personnes traitées." L'interruption du traitement peut en effet provoquer une mutation du virus qui rend inadaptés les médicaments utilisés auparavant. Il faut alors recourir à des traitements dits "de seconde ligne", quatre fois plus onéreux. "Certaines molécules manquent déjà, constate, à Bangui, Luc N'Vendo, président du Réseau centrafricain des personnes vivant avec le VIH. On parle de mauvaise gestion. Nous nous demandons qui en est à l'origine."
En février-mars, le traitement des malades a déjà été brutalement interrompu pendant près d'un mois. "Le pronostic vital s'assombrit à terme", assénait alors un rapport confidentiel, relevant "des cas d'agressivité de la part des patients vis-à-vis des personnels soignants". Cette situation faisait suite au gel du financement décidé en octobre 2009 par le Fonds mondial. "Il s'agissait de faire cesser les dysfonctionnements, pas de toucher les approvisionnements en médicaments", assure M. Thalmas.
Les crédits internationaux avaient été suspendus après les constats dressés, en juillet puis en octobre 2009, par deux missions d'inspection du Fonds mondial : le Comité national de lutte contre le sida (CNLS), partenaire centrafricain du Fonds mondial, avait réembauché des employés auparavant écartés pour "détournements massifs". Le comptable, pièce maîtresse de l'audit financier exigé, avait disparu. Les personnels des centres de dépistage, non payés depuis des mois, s'étaient mis en grève.
Le médecin centrafricain responsable du comité censé superviser les opérations s'interrogeait "sur la capacité à contrôler une situation pouvant impliquer des proches de la présidence". La Croix-Rouge et l'Institut Pasteur, en première ligne dans le suivi sérologique des malades, n'étaient plus rémunérés. Pour couronner le tout, le nouveau coordonnateur d'Onusida nommé à Bangui n'était autre qu'un médecin mauritanien mis en cause par le Fonds mondial pour le détournement de 4 millions de dollars ( 3,1 millions d'euros) destinés à la lutte contre le sida dans son pays.
En janvier, une nouvelle mission d'inspection des bailleurs a remédié à ces aberrations et a rétabli les financements en échange de promesses de transparence... qui n'ont pas été tenues jusqu'à présent.
Yacinthe Wodobodé, coordinatrice du CNLS centrafricain, met en cause les retards de financement du Fonds mondial, "dont les malades ont été les premières victimes". Elle reconnaît que certains "sous-traitants" "ne sont pas en mesure de justifier leur gestion", mais assure qu'il n'est pas en son pouvoir de les sanctionner. "Si les responsables ne sont pas écartés, alors le serpent se mordra la queue", résume-t-elle, pour signifier que la corruption perdurera.
D'autres observateurs dressent un tableau moins elliptique : ils décrivent "un système de captation des médicaments dès leur livraison à l'aéroport de Bangui puis dans les lieux de stockage, la multiplication d'officines privées fictives qui revendent les ARV destinés à être donnés". Selon un témoignage, "un dirigeant de la lutte contre le sida en République centrafricaine s'est fait construire une clinique médicale".
L'affaire, emblématique du fonctionnement de nombreux mécanismes d'aide en Afrique, met en lumière leur inadaptation, en particulier dans des pays où l'Etat relève de la fiction et n'est pas à même de servir de relais. C'est le cas en République centrafricaine, sortie de la guerre civile en 2003, mais dont certaines régions ne sont pas contrôlées par le pouvoir central. Le Fonds mondial, soucieux de ne pas se substituer aux autorités locales, ne dispose pas de personnel local dédié et s'en remet de fait à ces dernières. "Le Fonds mondial fait le silence sur la corruption pour ne pas désespérer les donateurs", analyse un universitaire spécialiste de l'Afrique.
Un seul chiffre donne la mesure du gouffre qui sépare un pays comme la République centrafricaine de la communauté internationale : le budget annuel consacré par le Fonds mondial à la lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose dans ce pays s'élève à 22,9 millions de dollars, soit plus de dix fois le budget total du ministère de la santé centrafricain (1,8 million de dollars). De quoi expliquer les convoitises que suscite cette manne. Mais pas l'omerta qui entoure son évaporation.